Comme promis voici des nouvelles sur la frégate du Roi Soleil
qui a sombré en 1664 au large de Toulon:
On a plongé sur la "Lune"
| 18.10.2012 à 16h10 • Mis à jour le 22.10.2012 à 10h51 Par Hervé Morin Toulon, envoyé spécial

Au large de Toulon, sur le pont de l'"André Malraux", un submersible filoguidé (ROV) va être mis à l'eau pour plonger sur l'épave de la "Lune". | Teddy Seguin/DRASSM
Sous les eaux sombres de la rade de Toulon gît l'épave de la Lune, navire du Roi-Soleil qui a coulé là le 6 novembre 1664. En cette deuxième semaine d'octobre, une escadre de trois navires chargés de sous-marins, de robots filoguidés et d'un scaphandrier aux allures de Bibendum tangue et roule à son aplomb, pour tester de nouvelles techniques de fouilles archéologiques sous-marines profondes.
Il y a là le Jason, affrété par la marine nationale, spécialisé en temps normal dans la récupération des mines, des missiles, des boîtes noires ou le secours aux sous-marins de l'OTAN en détresse ; le Minibex de la Comex, chargé d'accumuler les images en 3D en vue d'un documentaire diffusé en décembre sur Arte ; et l'André-Malraux, tout nouveau navire du Département de recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), dépendant du ministère de la culture. Son directeur, Michel L'Hour, est le chef de cette opération hors du commun.
Symbole de l'échec d'une des premières initiatives guerrières de Louis XIV, la Lune avait sombré dans l'oubli, et avec elle le millier de personnes qu'elle transportait, jusqu'à sa redécouverte fortuite en 1993, lors d'une plongée d'essai du sous-marin Nautile de l'Ifremer. Depuis lors, Michel L'Hour rêve de fouiller cette épave, voire de la ressusciter. "La Grande-Bretagne l'a fait pour le Mary Rose, la Suède pour le Vasa", deux navires des XVIe et XVIIe siècles récemment sauvés des eaux et extrêmement populaires dans ces pays, rappelle-t-il.
DE 15 000 À 20 000 ÉPAVES SUR LE LITTORAL MÉTROPOLITAIN FRANÇAIS
Toute la différence, c'est la profondeur : 11 et 32 mètres respectivement pour le Mary Rose et le Vasa, contre près de 100 mètres pour la Lune. Les deux premières épaves relevaient de l'archéologie sous-marine classique, tandis que le navire français nécessite des moyens de fouille d'une tout autre ampleur – et à vrai dire encore très largement expérimentaux.
"L'André-Malraux a été conçu pour projeter des machines au-delà de la plongée humaine", souligne Michel L'Hour. Aujourd'hui, note-t-il, "les plongeurs autonomes les plus moustachus, avec des recycleurs, descendent à 140 mètres. Ils ne sont pas tous pilleurs, mais la tentation est très grande". Si l'on ajoute à cette évolution technique l'accroissement du chalutage de grand fond, les épaves profondes, trésors jusqu'ici protégés, deviennent de plus en plus vulnérables.
L'objectif de Michel L'Hour est donc de faire de la Lune un banc d'essai des techniques qui permettront de mieux protéger et explorer ce patrimoine immense – on estime de 15 000 à 20 000 le nombre d'épaves sur le littoral métropolitain français. Son ambition ultime serait de pouvoir les fouiller sans plongée humaine, "grâce à la réalité virtuelle". Ses mains commanderaient directement les pinces de robots qui dégageraient et collecteraient les pièces à remonter à la surface, couche après couche.
Un casque de réalité virtuelle avec pédales et manchons permet de simuler une navigation sur l'épave de la "Lune", reconstituée en 3D par Dassault Systèmes. | Teddy Seguin/DRASSM

Sur le terrain, la réalité de la mer se rappelle aux équipages. La houle et le vent compliquent le positionnement dynamique des trois navires au-dessus du petit monticule de 40 mètres par 10 mètres de l'épave. Difficile dans ces conditions de déployer en simultané plusieurs engins, surtout quand le Newsuit, le scaphandre high-tech de la marine nationale, est au fond : trop risqué pour son occupant, relié à la surface par un mince cordon ombilical.
Un scaphandrier de la Marine Nationale, revêtu du "Newsuit" habituellement utilisé pour des missions d'assistance sous-marines, a participé aux fouilles de l'épave de la "Lune", au large de Toulon, la deuxième semaine d'octobre. | Stephane CAVILLON/DRASSM
Vue depuis le pont du Jason, dans des containers bardés d'écrans et de consoles de commande, la récupération de vaisselle par l'ancien plongeur de combat et son robot accompagnateur est fastidieuse : les pièces, fragiles, se dérobent ; les paniers où l'on les entrepose sont difficiles à saisir avec des pinces, malgré la dextérité des pilotes. Cela ne déplaît pas au lieutenant de vaisseau Laurent Heyer, chef de mission "intervention sous la mer" : "Pour nous, l'exercice est très utile : on s'adapte, on bricole, rien de mieux pour se former."
L'ACQUISITION DES DONNÉES N'EST JAMAIS GARANTIE
L'équipe de Dassault Systèmes associée au projet a elle aussi constaté que la mer ne faisait pas de cadeau. Chargée de relever le site en 3D le plus précisément possible, pour permettre aux archéologues de s'y déplacer virtuellement afin de préparer les interventions, elle a réalisé que l'acquisition des données n'était jamais garantie : "Nous avons réussi in extremis à capturer deux zones très précises", raconte Cédric Simard, directeur de projet.
Reconstitution 3D de l'épave de la "Lune" réalisée par Dassault Systèmes pour faciliter la préparation des fouilles par les archéologues. Au premier plan, divers fûts de canons et une ancre. | Dassault Sytèmes

La même scène de l'épave, cette fois prise par un submersible. | Teddy Seguin/DRASSM
Le t

emps de calcul nécessaire pour digérer cette masse de données reste considérable avec les moyens actuels : "Nous pourrons les mettre à disposition des archéologues d'ici un mois", estime l'ingénieur.
La capacité de chausser un casque de réalité virtuelle et des gants haptiques reliés à un submersible fouilleur en temps réel n'est donc pas pour demain, d'autant que la partie robotique reste à développer. "Si nous ne le faisons pas, des sociétés privées le feront, sans souci du bien commun", redoute Michel L'Hour.
L'opération comprend un volet "restauration" : il s'agit de voir si des pièces métalliques pourraient être rapidement préservées dans des bains de fluides subcritiques développés par la société arlésienne A-Corros. Un canon en bronze constitue un échantillon de choix. Samedi 13 octobre, aux dernières heures de la mission, il sort de l'eau après 348 ans d'immersion... pour y replonger aussitôt, après une erreur de manutention. Contre fortune de mer, Michel L'Hour fait bon coeur, persuadé que l'"on apprend plus de ses échecs que de ses succès". Il promet de retourner sur la Lune récupérer ce canon rétif.
Hervé Morin Toulon, envoyé spécial
Un naufrage pour le jeune Roi-Soleil
Le 12 novembre 1664, La Gazette de France relate l'expédition de Djidjelli, sur la côte algérienne, destinée à mater les pirates barbaresques, en des termes choisis : dans cette province alors ottomane, les forces françaises, dirigées par des grands du royaume, ont été mises en déroute, mais le journal du pouvoir évoque pudiquement une "retraite" qui eût été "honorable et heureuse si un de nos vaisseaux, appelé la Lune, sur lequel était une partie du régiment de Picardie, ne se fut perdu par la rencontre de bancs de sable, entre Toulon et les îles d'Hyères". Quiconque a vu la rade de Toulon sait que les bancs de sable n'y font guère obstacle à la navigation. Cette galéjade est destinée à étouffer toute critique envers une expédition ordonnée par le jeune Louis XIV.
Michel L'Hour, directeur du Département des recherches archéologiques, subaquatiques et sous-marines (Drassm), a passé des jours à retracer les détails de cette débandade. Des étagères de l'André-Malraux, le navire du Drassm, il tire des centaines de pages de photocopies d'archives jaunies où "chacun des acteurs raconte sa version, se dédouane de l'échec et charge les autres".
NAISSANCE DE LA MARINE ROYALE
Il y a d'abord le duc de Beaufort, chef de l'escadre, à la beauté et à la sottise proverbiales. Le roi a dû flanquer cet encombrant cousin de proches plus dignes de confiance. Résultat, après la mise à sac de Djidjelli, personne ne commande vraiment et ne prend la mesure de la riposte ottomane, jusqu'au moment où il faut rembarquer en catastrophe, non sans laisser 400 sacrifiés tenir la position.
La Lune, venue ravitailler l'escadre, repart donc vers la France précipitamment, avec plusieurs centaines de militaires en plus de son équipage. Pas moins de 100 marins doivent pomper en permanence, tant le navire fait eau. A son arrivée à Toulon, c'est la stupeur : alors que l'on célèbre la victoire, la Lune annonce l'échec. Ordre est donné d'une mise en quarantaine sur les îles d'Hyères, le temps de décider quoi dire.
Le commandant s'y oppose, arguant du mauvais temps. Un charpentier est commis pour certifier que le bateau peut "faire le tour du monde". Quelques encablures plus loin, il coule "comme un marbre", selon les mots de Beaufort, engloutissant quelque 1 000 âmes avec lui... "C'est de cet échec cuisant pour Colbert comme pour Louis XIV qu'est vraiment née la marine royale, faisant bientôt de la France une puissance navale à l'égal de l'Angleterre", note Michel L'Hour.